Pour commencer un chantier, il faut d'abord de solides fondations. Dans un roman digne de ce nom, on présente le décor : Coca, une ville imaginaire paisible que l'on imagine aux Etats-Unis, mais dont le maire, surnommé le Boa, veut faire tout autre chose.

Il n'a plus qu'une idée en tête, sortir Coca de l'anonymat provincial où elle sommeille tranquille pour en faire la cité du troisième millénaire, polyphonique et omnivore, dévolue à la satisfaction, à la jouissance, à l'expérience de la consommation. »

Pour cela, une seule solution : un pont.

Le Boa veut son pont. Pas n'importe quelle arche. Il veut quelque chose de large et fonctionnel. Il veut au moins six voies. Il veut une œuvre unique. »

Les fondations d'un roman, ce sont aussi les personnages. Duane Fisher et Buddy Lo, mi-ouvriers, mi-vagabonds. Soren Cry, charpentier canadien au passé trouble. Et puis les cadres, Diderot, « tutoyeur de pédégés », ou Summer Diamantis, magicienne du ciment. Et le grutier, Sanche Cameron.

Il se plaît dans cette enclave technologique où sa petite taille cesse de le faire souffrir, puisqu'il mesure désormais cinquante et un mètre soixante-deux. »

Pour un livre comme pour un pont, quand les fondations sont posées, le vrai travail commence. Le pont prend forme, et les personnages prennent vie. Il y a des rivalités, des grèves, des manifs écolos, du sabotage, des accidents, aussi.

Un type d'une cinquantaine d'années, ébloui par le soleil, dérapa sur le côté, son genou droit cognant le plancher de métal tandis que l'autre glissa dans le vide avec la grosse chaussure au bout de la jambe qui faisait poids, il bascula, vrilla dans l'air comme un gros sac. »

Il y a des amours... jusque dans la grue.

Bientôt les vitres de la cabine se couvrent de buée, le gaz carbonique qu'ils expriment et l'effet Joule de leur corps nus les enclavent dans une vapeur de sauna, nuée de condensation, un halo qui les tient ensemble, à l'abri au cœur des ténèbres. »

Puis lentement, le pont passe sur l'autre rive du fleuve, et les personnages sur celle de leur existence.

Tout prendrait bientôt un sens, tout se réaliserait enfin. »

Naissance d'un pont est un roman extraordinaire. Le défi est fou, et réussi. On se plonge dans ce brouet humain, fait de sueur et de tension, on vit le paradoxe entre une petite société si interlope et un pont si rectiligne.

Maylis de Kerengal a multiplié les risques, comme ce style très particulier, fait de longues phrases et de mots exotiques comme « dolichocéphale » ou « cérusé », qui en rebutera plus d'un, mais auquel on s'habitue.

On regrettera juste un chapitre superflu, sur l'histoire de la ville.

Mais on sort de là plein d'admiration, devant ce pont, devant ce roman. Devant ces deux beaux ouvrages d'art.

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Naissance d'un pont, Maylis de Kerangal, Verticales, 317 pages, 18,90 euros. Vous pouvez le commander sur Amazon.