Brodeck est un revenant. Peu de temps après l’arrivée de l’envahisseur, les gens de son village l’avaient dénoncé à l’occupant, pour appartenance à un peuple « nuisible et inférieur ».

Son sort ne faisait guère de doute. Et pourtant.

Mon nom était sur le monument, mais comme je suis revenu, Baerensbourg le cantonnier l’a effacé. »

Rescapé des ténèbres Brodeck aspire à un repos de l’âme. Mais le village en décide autrement. Car Brodeck dispose d’un talent, l’écriture.

J’ai toujours eu un peu de mal à parler et à dire le fond de ma pensée. Je préfère écrire. Il me semble alors que les mots deviennent très dociles, à venir me manger dans la main comme de petits oiseaux, et j’en fais presque ce que j’en veux, tandis que lorsque j’essaye de les assembler dans l’air, ils se dérobent. »

Aussi les hommes du village lui demandent-ils de dresser un rapport racontant l’« Ereigniës », afin que tout le monde puisse comprendre et pardonner. Dans le patois alémanique local, l’« Ereigniës » signifie l’événement, le sort que les hommes du village ont réservé l’« Anderer », cet homme riche qui est arrivé au village peu de temps après le retour de Brodeck. A cheval.

« Ici, les chevaux, on les avait tués depuis longtemps, et mangés. Et depuis la fin de la guerre, on n’avait jamais eu l’idée d’en reprendre. On n’en voulait plus. On leur avait préféré les ânes, et les mules. Des bêtes très bêtes, avec rien d’humain en elles et aucun souvenir sur le dos. »

Dans les notes prises en marge de son rapport, qui constituent le roman de Philippe Claudel, Brodeck raconte comment l’Anderer est arrivé. Et comment il paya pour son crime. Le crime d’être différent, silencieux, charismatique et souriant.

« Ca ne pouvait que se terminer comme ça. Cet homme, c’était comme un miroir, il n’avait pas besoin de dire un seul mot. Et les miroirs ne peuvent que se briser. »

« Le rapport de Brodeck » est un roman supérieur. L’agencement des événements tient de la chorégraphie. Les flash-back sont imperceptibles et les relances discrètes. L’écriture est du même brassin. De la première page à la fin raffinée, à aucun moment je n’ai lu du Claudel. J’ai lu du Brodeck.

Et puis il y a ces petites choses qui décuplement le plaisir.

Les métaphores champêtres.

Sa peau devint rouge comme les cerises sauvages qui mûrissent en juin. »

Ces grandes et petites vérités, toujours profondes et à leur place.

Dieu, s’il existe encore, est un bien curieux personnage, qui choisit de laisser vivre en toute quiétude des arbres durant des siècles mais qui rend la vie des hommes si brève et si dure. »

Et puis cette façon qu'a Claudel de ne jamais nommer les choses comme nous les connaissons. Par le truchement du patois, les juifs sont des « Fremdër ». Les Allemands sont des « Fratergekeime ». Comme si Claudel avait la conviction que ces noms là n’ont fait que passer, mais que les concepts demeurent.

Durant la lecture de ce roman, gris, glacial, automnal, je me suis aperçu que ma vision de la vie s’obscurcissait, imperceptiblement. Je mets cela sur le compte du talent de romancier, qui parvient à nous embobiner, car je lui interdis d’avoir raison. Mais si ce roman-là ne reçoit pas une distinction suprême, je ne comprends plus rien. Ou alors, c’est qu’il est un miroir et qu’il faut le briser...

Le rapport de Brodeck


Le rapport de Brodeck, Philippe Claudel, Stock, 401 pages, 21,50 euros. Vous pouvez le commander sur Amazon.