Pensez-donc : la banale histoire d'un quadragénaire, qui s'éprend d'une femme de 10 ans sa cadette, j'aurais pu y penser aussi.

Et pourtant, sous la plume de cet auteur de génie, même une intrigue d'apparence rabâchée peut prendre un élan inattendu.

Jordan a quarante ans et tout pour être heureux. Ce bel homme est un peintre renommé, marié à la délicieuse Alicia, qui lui a donné deux enfants.

Un soir, Jordan pose son hydravion dans La Réserve, un petit coin de paradis situé dans la chaîne de montagne des Adirondacks.

Au bord du lac, on voyait les contours en bronze des nuages se changer en or fondu. Si l'on tournait le dos au ciel et à l'étendue d'eau, on pouvait contempler avec admiration la manière dont les forêts de pins et d'épicéas, sur les pentes, passeraient, dans l'éclat déclinant de la lumière des montagnes, du bleu-vert au rose, puis du rose au lavande. »

Un décor si joli qu'une poignée d'Américains fortunés en ont fait l'acquisition. Jordan rend visite à l'un d'entre eux, le docteur Cole. C'est là qu'il rencontre la sirupeuse Vanessa, fille adoptive du médecin.

Une beauté de classe mondiale et qui le sait, pensa-t-il. Elle ne peut être que source d'ennuis. »

Jordan tient à son couple, à son image d'homme épanoui. Et ne craque pas. Pas tout de suite.

Les riches sont riches. La Réserve est radieuse. Et Jordan est fidèle. Bref, tout est à sa place dans ce petit monde féru de conservatisme.

Jusqu'au moment où décède le docteur Cole. Et tout bascule. Lors des funérailles, Vanessa laisse entendre que son père adoptif a abusé d'elle. Humiliée, l'épouse du docteur, Evelyn, veut faire interner sa fille, qui, prise de panique, enferme sa mère dans une cabane de la Réserve. Sa mère s'empare alors d'un fusil, mais le coup part par accident, sous les yeux de Vanessa, mais aussi de Jordan, et d'Hubert, un gardien de la Réserve, complice, malgré lui, de l'homicide involontaire.

Frappés d'horreur, ils virent le fusil à la détente ultrasensible tomber dans l'espace qui les séparait de la mère de Vanessa. La crosse heurta le sol la première, et les coups partirent. Les deux canons se vidèrent presque simultanément dans la poitrine d'Evelyn. L'impact fut si fort que son petit corps fut soufflé vers l'arrière de toute sa longueur et jeté par terre en un tas désarticulé d'où dépassaient des bras et des jambes. »

Comment nos héros vont-ils se tirer de ce pétrin ? En enterrant cet encombrant cadavre, ou en dévoilant tout au shérif, au risque de finir leurs jours en prison ? Je vous le laisse découvrir.

Car au fond, cette intrigue, honnête sans plus, n'est pas le clou du roman. Ce qui est spectaculaire, c'est la manière dont cette histoire est bâtie, la façon dont elle prend sa source, à la manière d'un ruisseau trop tranquille, pour gagner en épaisseur avec une impressionnante régularité, et finalement sortir de son lit et dévaster plusieurs vies.

Dans son cours sinueux puis incontrôlé, le récit charrie des moments intenses, dit la fragilité des hommes et des couples et ballotte des personnages si petits. Avec une psychologie profonde et éclairée, avec une écriture simple mais juste et esthétique, avec des descriptions enchanteresses, Russell Banks suit le cours de son histoire et ne s'en écarte pas une seconde.

Non, Russell Banks ne ratera pas un roman.

La Réserve



La Réserve, Russell Banks, traduit de l'américain par Pierre Furlan, Actes Sud, 380 pages, 23 euros. Vous pouvez le commander sur Amazon.





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